Une échappée «nostalgique»
Par Marc SEMO
Le monde judéo-espagnol des ex-terres ottomanes a presque totalement disparu, comme son pendant ashkénaze, le «yiddishland» de l’Europe orientale. Ces sefaradim – Espagnols en hébreu – sont les descendants des juifs expulsés par Isabelle la catholique en 1492 d’un royaume où ils avaient prospéré pendant des siècles. Certains se réfugièrent en Afrique du Nord, d’autres à Bordeaux ou Amsterdam, créant de petits îlots judéo-espagnols ou judéo-portuguais. Mais les seules grandes communautés restées fidèles au judezmo – mélange de castillan et d’hébreu – furent celles accueillies par le sultan Bajazet. La montée des nationalismes au XIXe siècle, l’éclatement de l’empire ottoman, puis la Shoah ont anéanti cet univers et en premier lieu son cœur, Salonique, la plus grande ville juive d’Europe jusqu’à sa conquête par les Grecs en 1912. L’hellénisation forcée de la population puis son anéantissement par les nazis ont effacé la plupart des vestiges de ce monde. Mais il en reste à Istanbul, l’ex-capitale de l’empire.
«Ce livre est une échappée dans l’univers séfarade, à travers une ville qui s’est dérobée de justesse aux affres de la Shoah et qui aujourd’hui encore abrite environ 20 000 Judéo-Espagnols», écrit l’historienne Esther Benbassa, qui a consacré de nombreux livres au judaïsme des Balkans et de Turquie. Dans cet ouvrage richement illustré, elle assume «un parcours nostalgique dans le passé» rythmé par des gravures et photos montrant le quotidien de ces juifs levantins que leurs frères d’Occident, dès le milieu du XIXe siècle, décidèrent d’aider, notamment avec les écoles de l’Alliance israélite universelle, «pour leur donner le sentiment de leur dignité d’hommes». C’est alors qu’un français roucoulant remplaça le judéo-espagnol pratiqué dans ces communautés, qui n’avaient plus la splendeur qui fut la leur entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Certes les juifs – en tant que peuple du Livre – étaient des «dhimmi», des protégés, mais en même temps des sujets de seconde zone. Ils étaient alors l’interface de l’empire avec l’Occident. Au XIXe, il ne restait plus grand-chose de ce rôle. Le progrès, les Lumières et le français furent les symboles de leur émancipation.
Le livre d’Esther Benbassa raconte les vieux quartiers juifs d’Istanbul autour de la Corne d’or. Il montre les vieilles synagogues avec leur chaire en forme de nef de navire comme un rappel des caravelles de l’exode. Il narre les métiers, les loisirs, les fêtes du quotidien, les mariages. La république fondée par Mustapha Kemal donna aux juifs comme aux autres minoritaires non musulmans les mêmes droits de citoyens. La réalité fut plus complexe. «Cet Etat nation autoritaire et non libéral laissa la communauté juive privée d’institutions propres, sans pour autant lui permettre une réelle intégration comme en Occident», affirme Esther Benbassa. Ainsi pendant la Seconde Guerre mondiale un impôt confiscatoire visa les Grecs, les juifs et les Arméniens. Dès 1948 une bonne moitié des juifs de Turquie partent pour Israël et à chaque crise d’autres suivent, abandonnant Istanbul où nombre de synagogues et de cimetières tombent en ruine. Il ne reste que des traces. L’auteur le souligne : «Le regard ne peut être que furtif, l’imagination saura faire le reste.»
Esther Benbassa, Istanbul, la séfarade, CNRS éditions, 222 pp., 29 €.