Des cultures et des dieux. Repères pour une transmission du fait religieux
sous la direction d’Esther Benbassa et de Jean-Christophe Attias,
Première édition: Fayard, 2007.
Seconde édition, revue et mise à jour, sous le titre Encyclopédie des religions: Fayard/Pluriel, 2012.
AVANT-PROPOS (2007)
« Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre). » Régis Debray (a)
Le « fait religieux » connaît incontestablement un regain d’intérêt, quoique pas toujours pour de bonnes raisons. Les attentats islamistes du 11 septembre 2001, les dimensions religieuses de certains grands conflits contemporains, le thème devenu récurrent du « choc des civilisations » y ont fortement concouru. De même, la mise en opposition systématique d’un Occident judéo-chrétien inventeur des Droits de l’homme et de la laïcité et d’un Orient musulman prétendument rétif à toute modernité. Ou encore les revendications « communautaristes » de certains segments de la société française et les réactions anti-« communautaristes » qu’elles ont pu susciter. À quoi il faut ajouter, plus diffuses mais aussi prégnantes, l’insatisfaction de beaucoup de nos contemporains devant un monde globalisé, standardisé, privé de ses anciennes idéologies révolutionnaires, et leur quête concomitante, souvent très individualiste, de plus de « spiritualité », pourvu qu’elle soit en libre service.
Face à tous ces phénomènes, les uns apparemment plus acceptables et seulement perçus comme insolites, les autres beaucoup plus préoccupants, face au trouble, voire aux peurs que parfois ils éveillent, et dont certains se plaisent à jouer, les Français se sentent désarmés. Ce d’autant plus qu’ils sont probablement en Europe et dans le monde les plus éloignés d’un univers, celui de la culture religieuse, qui leur permettrait de mieux décrypter certaines évolutions récentes, d’apprécier la diversité des populations vivant sur leur sol comme de comprendre l’histoire complexe dont ils sont les héritiers. Depuis une vingtaine d’années, les rapports se sont succédé pointant les carences de la formation de nos jeunes en matière de « fait religieux », sans que pour autant les pratiques évoluent toujours dans le bon sens, faute déjà d’outils appropriés pour les élèves, leurs parents et leurs maîtres. Le traditionnel anticléricalisme des Français, leur hantise de tout empiètement indu des Églises sur l’espace public, à nouveau illustrée par les débats passionnés ayant précédé et accompagné le vote de la loi de mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, ne leur rendent sans doute pas, en l’occurrence, la tâche facile.
C’est à les introduire à cet univers-là que le présent ouvrage voudrait aider, loin des clichés et des simplifications hâtives. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant. Ce livre n’est pas une encyclopédie, on n’y trouvera pas tout ce qu’on voudrait savoir sur toutes les religions de tous les temps. Les religions « mortes », celles de l’Orient antique, de Grèce ou de Rome, par exemple, n’y sont pas évoquées, si ce n’est indirectement, parce qu’elles ne sont pas absentes du cursus scolaire traditionnel, et parce qu’elles ne suscitent habituellement pas d’inquiétude particulière dans le public, qui juge, à tort ou à raison, que leurs enjeux sont éteints. Ce sont donc les religions vivantes qui ont focalisé notre attention. Mais si le judaïsme, le christianisme et l’islam se taillent naturellement la part du lion, dès lors qu’ils ont durablement marqué de leur empreinte l’histoire du continent européen, traditions d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique, sectes et nouveaux mouvements religieux n’ont pas été sacrifiés. Notre passé colonial, les mouvements migratoires récents, la diffusion en Occident des sagesses orientales et l’explosion des offres spirituelles modernes ou postmodernes justifiaient en effet de résister aux séductions de l’ethnocentrisme comme à la tentation de privilégier à l’excès les Églises officielles, anciennement implantées ou majoritaires.
Les contributeurs de ce volume sont d’éminents spécialistes. Ils ont fait l’effort de rendre leur science accessible à tous. Ils ont su mettre entre parenthèses, lorsqu’ils en avaient, leurs convictions religieuses personnelles. S’abstenant de tout discours apologétique comme de toute formulation stigmatisante, évitant le piège de l’irénisme aussi bien que celui du sensationnel, ils ont seulement cherché à initier, à expliquer et à soulever quelques problèmes. Pas de catéchisme ici. Pas même de définition précise de la « religion ». La religion « en soi » n’est pas notre propos. L’approche est résolument historienne, anthropologique, culturelle, parce que les religions vivent et évoluent, comme vivent et changent les hommes qui les portent et sans cesse les réinventent. C’est la multiplicité des cultures humaines, façonnées hier et encore aujourd’hui par des croyances, des institutions et des luttes religieuses, qui nous a intéressés ici.
La religion ne saurait rester hors du champ des intérêts ordinaires et légitimes de l’honnête homme. Elle en fait au contraire intégralement partie, et que l’on croie ou non n’y change rien. L’histoire des laïcités en Occident, elle-même, restera opaque à qui fera l’impasse sur l’histoire des religions qui la précède, en partie la prépare, et encore maintenant l’accompagne. Car il s’agit avant toute chose de commencer à apprendre et de tenter de comprendre. Et, pour comprendre, l’approche non confessionnelle reste encore le moyen le plus adapté et le plus universel d’accès. Il n’y a pas lieu de croire les croyants qui disent, à ceux qui ne croient pas, ou mal, ou qui adhèrent à une autre foi qu’eux : « Vous ne pouvez pas comprendre ! »
Si, chacun peut comprendre, à la condition de faire preuve, toutefois, d’un minimum d’empathie et de modestie. On ne lira donc rien, dans ces pages, qui s’apparente à une déconstruction systématique de l’histoire des religions visant à démontrer que les religions elles-mêmes, au fond, mentent sur leur histoire et sur leur nature. On prend ici les religions comme des constructions culturelles ayant une fonction sociale, comme des forces ayant animé, inspiré, transformé la civilisation humaine. La violence fait partie de l’histoire des hommes et elle fait donc partie de celle des religions. Mais la religion n’est pas toute violence. Elle est aussi foi profonde, geste quotidien, sociabilité, simple fidélité à l’héritage des siens, signe revendiqué d’appartenance à un groupe, marqueur identitaire minimal et non exclusif. Elle est art, musique, danse, littérature, philosophie et poésie. Elle peut aussi être partage, éthique et authentique humanisme. Elle est même beaucoup plus que ce que les croyants eux-mêmes s’imaginent parfois qu’elle est. Eux aussi trouveront d’ailleurs ici de quoi combler leurs éventuelles lacunes.
L’étude des « faits religieux » ouvre exemplairement à la diversité de l’humain, à la richesse des expériences des hommes et des femmes dans le temps et dans l’espace. Elle se révèle en outre une entreprise éminemment citoyenne, fenêtre privilégiée sur les cultures « autres ». Elle peut, par les croisements qu’elle favorise, les comparaisons qu’elle autorise, les interrogations qu’elle stimule, contribuer à faire émerger les conditions d’un vivre-ensemble qui combine le regard positif porté sur l’Autre avec la reconnaissance de valeurs communes qui transcendent, justement, les différences religieuses.
On ne s’étonnera donc pas de la règle qui s’est finalement imposée à tous les contributeurs de ce volume : celle du décloisonnement et de la transversalité. Partout on a croisé les disciplines – histoire sociale, histoire des arts et de la littérature, histoire des idées, anthropologie, sociologie, etc. Partout on a eu à coeur d’examiner les religions en contact, en dialogue ou en conflit. Les trois monothéismes n’ont pas été isolés les uns des autres, non plus que de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Asie. L’histoire des laïcités, les processus de sécularisation, la critique des religions et l’athéisme ont eux aussi trouvé leur place. De fait, nous ne pensons pas, quant à nous, que le « fait religieux » gagne à être séparé des autres faits de civilisation, ni qu’il doive devenir à l’école l’objet d’une discipline à part. Au contraire, professeur de philosophie, de lettres, de langues vivantes, d’histoire-géographie, de musique ou d’arts plastiques, chacun a son rôle à jouer, et chacun découvrira dans cet ouvrage de quoi nourrir sa réflexion et faciliter cette circulation des savoirs et des idées qui fait la bonne pédagogie comme les grandes civilisations.
Ce livre n’a pas de mode d’emploi. On y entre comme on veut, avec le bagage qu’on a ou qu’on n’a pas. On l’ouvre où l’on veut. Exposés linéaires, extraits de textes, notices biographiques, excursus de toutes sortes, orientations bibliographiques, tableaux, cartes et illustrations, il y a de quoi, nous l’espérons, répondre à tous les types de curiosité. Enseignants et parents, étudiants et lycéens, jeunes et moins jeunes sauront faire de ce livre l’usage qui leur convient. S’il les a informés avec précision tout en ébranlant quelques-unes de leurs certitudes, s’il les a formés avec rigueur tout en leur faisant découvrir certains trésors méconnus de la culture, s’il a développé leur sensibilité aux dangers qui toujours menacent la société des humains tout en leur donnant le goût de l’échange et du partage, s’il est devenu entre leurs mains un modeste mais efficace outil de liberté, alors il aura joué son rôle. Il leur aura apporté tout ce qu’il pouvait leur apporter – quelques réponses à quelques questions, encore des questions… et pas toujours de réponses.
Jean-Christophe ATTIAS et Esther BENBASSA
a. L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, Odile Jacob / SCÉRÉN, 2002, p. 43.
Liste alphabétique des collaborateurs du volume
- Jean-Christophe Attias (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Esther Benbassa (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Patrick Cabanel (Université de Toulouse – Le Mirail)
- Jean-François Colosimo (Institut de Théologie orthodoxe Saint-Serge, Paris)
- Hélène Décis-Lartigau (musicologue)
- Martine Dulaey (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Jean During (CNRS et Institut Français de Recherche en Iran, Téhéran)
- Mireille Estivalezes (docteur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Eve Feuillebois (Université de Paris III)
- Frédéric Gugelot (Université de Reims)
- Louis Hourmant (Groupe Sociologies, Religions, Laïcités – CNRS/EPHE)
- Odile Journet (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Frédéric Laugrand (Université Laval, Québec)
- Pierre Lory (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Anne-Marie Lozonczy (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Paul Magnin (CNRS)
- Patrick Menget (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Sabrina Mervin (CNRS)
- Timour Muhidine (INALCO)
- Silvia Naef (Université de Genève)
- Lionel Obadia (Université de Lyon II)
- Denis Pelletier (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Olivier Roy (CNRS et Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales)
- Oissila Saaïdia (IUFM de Strasbourg)
- Isabelle Saint-Martin (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)
- Heidi Toelle (Université de Paris III)
- Nancy Venel (Université de Lyon II)
- Eric Vinson (journaliste)
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